Un des écrits les plus mémorables témoignant de l’horreur des tranchées est certainement celui de Roland Dorgelès, « Les Croix de bois » paru en 1919 aux éditions Albin Michel. Plus de dix ans ont passé lorsque le roman de l’ancien combattant fait l’objet d’une adaptation cinématographique. Il faut dire que le Septième Art est entre-temps devenu sonore; « Les Croix de bois » est d’ailleurs le premier film parlant à évoquer la « der des ders ». Et quel film!
Le souhait de Bernard Natan, alors nouveau propriétaire de la maison Pathé-Consortium, est de réaliser un « film de prestige » : une grande oeuvre avec de larges moyens, des effets spéciaux et tournée en décors naturels en Champagne. Le cinéaste Raymond Bernard, fils du dramaturge Tristan Bernard, est à la tête de ce projet et Roland Dorgelès lui-même participe à l’écriture de ce scénario à quatre mains avec son réalisateur, le film étant d’ailleurs très fidèle au roman. Cinéaste un peu oublié aujourd’hui – malgré de grands films comme « Les Misérables » (1934) avec Harry Baur – le film de Raymond Bernard réalisé en 1932 et restauré par Pathé, est saisissant de modernité.
« Les Croix de bois » évoque la vie dans les tranchées d’un petit groupe d’hommes, tous embarqués dans ce qui va devenir une horrible boucherie humaine. Lorsque Gilbert Demachy (Pierre Blanchar), jeune engagé volontaire lors des journées de mobilisation nationale en 1916 se rend sur le front, c’est avec ses idéaux de patriote et le sens du devoir civique. L’étudiant en droit, qui vient des beaux quartiers de Paris (le VIIIème arrondissement) est affecté au 39ème régiment qui compte des « hommes du peuple ». A la guerre, les classes sociales sont vite oubliées: le boulanger Breval à la ville et caporal au front (Charles Vanel) ainsi que l’ouvrier Sulphart (Gabriel Gabrio) vont prendre sous leur aile la nouvelle recrue.
Petit à petit, le groupe de soldats avance entre les tirs de mitraillette et les obus pour récupérer ne serait-ce que quelques mètres de lignes à l’ennemi allemand. Les morts s’entassent, les ordres venus des officiers qui opèrent « au chaud » et loin du front sont de plus en plus incompris. Malgré tout, les soldats obtempèrent même lorsque, exténués de fatigue, il faut parader couvert de boue devant les officiers.
C’est le peuple en armes qui est à l’honneur dans « Les Croix de bois » , le peuple avec sa gouaille, ses chants truculents et sa condition sociale: les uns sont paysans, les autres ouvriers ou commerçants. Certains sont professeurs. Le film montre rarement les officiers, ou sinon se moque de leur obstination insensée. Sont subrepticement évoqués quelques profiteurs de la guerre, qu’ils soient commerçants ou femmes infidèles. Mais le film ne s’y attarde pas et préfère, sans lyrisme ni musique grandiloquente, suivre ses « héros » rongés par la mélancolie et le désenchantement.
Formellement d’une grande beauté, « Les Croix de bois » , qui bénéficie d’une ressortie en salles à l’initiative de Pathé toujours plus impliqué dans la restauration de son catalogue, est une oeuvre indispensable et tristement d’actualité dans un monde toujours en guerre. La reconstitution des batailles, avec le son assourdissant du canon, est exceptionnelle de réalisme. Les comédiens, Blanchar, Vanel et Gabrio en tête, qui ont fait leurs armes pendant la guerre, entourés de figurants anciens combattants, sont à redécouvrir absolument. Le poète Antonin Artaud tient un petit rôle au sein de la troupe.
Une vraie tension dramatique monte au fur et à mesure que le groupe se réduit comme une peau de chagrin et que l’ennemi, toujours invisible, semble si proche. « Je serai croix de guerre ou croix de bois » comme le chante amèrement Sulphart (génial Gabriel Gabrio): le spectateur assiste douloureusement à cette cruelle hécatombe où rares sont ceux qui s’en sortiront. Les moins chanceux – les plus nombreux – périront: le spectateur assistera, grâce à des images en surimpression d’une grande poésie, à leur montée au ciel avant d’être alignés en bataillon de croix blanches.
Saluons, en cette année de commémoration du centenaire de la Première Guerre Mondiale, l’initiative par Pathé d’une ressortie sur grand écran le 12 novembre 2014 d’un très grand film.
Je m’associe pleinement aux propos de Humbert Fusco-Vigné !
Merci et bravo, J’irai donc revoir, grâce à vous, ce film que vous avez eu raison de me rappeler et dont votre texte nous a si bien parlé!
A mon âge (78 ans bientôt) je trouve que vous avez ainsi été, « en phase » parfaite, avec ce que fut ce film, un de ces chef d’oeuvres sur les horreurs de notre supposée humanité!
Votre critique, par et dans sa précision, est une perfection. Merci encore!