L’oeuvre de Bernardo Bertolucci, décédé en novembre dernier, est davantage connue du grand public pour ses films sulfureux ou ses grandes fresques historiques. Pourtant, le cinéaste italien a entamé sa carrière à seulement 21 ans et avec une oeuvre mélancolique et poétique autour de la mort. Son premier film « Les Recrues » ressort au cinéma grâce au distributeur Les Films du Camélia, presque soixante ans après sa sortie en salles en 1962. Le titre original « La Commare sacca » (La Camarde ou La Grande faucheuse) est plus fort que sa banale traduction qu’ont donnés les distributeurs de l’époque. Le cinéaste du « Conformiste » (1970) terminera sa carrière avec un film méconnu sous forme de huis-clos, le très attachant « Moi et Toi » (2012).

Au bord du Tibre et à quelques encablures du centre-ville de Rome, le corps d’une prostituée est retrouvée sans vie. La jeune femme avait été vue la veille dans un parc, attendant ses clients jusqu’au bout de la nuit. Le lendemain, les hommes qui ont vu ou rencontré la prostituée dans le parc sont interrogés par la police afin d’exposer leurs versions. Un jeune homme oisif, deux étudiants dragueurs, un militaire naïf, un ouvrier désœuvré, un ancien voyou et un aristocrate homosexuel composent le tableau des témoins qui ont croisé la malheureuse dans le parc cette nuit-là.

Le premier film du fils du poète Attilio Bertolucci semble influencé par ses pairs, d’autant que le jeune homme est, un an plus tôt, l’assistant de Pier Paolo Pasolini sur « Accattone ». Le poète et cinéaste participe d’ailleurs à l’écriture de « La Commare sacca » que met en scène avec finesse le jeune Bertolucci. Dès les premiers plans où des feuilles volent depuis un pont pour se déposer sur les rives du fleuve et le corps de la pauvre femme, le ton à la fois poétique et documentaire du film est donné. Surtout, c’est la construction narrative du récit qui transcendance l’enquête policière: à l’instar du chef d’oeuvre d’Akira Kurosawa « Rashomon » (1950), la nuit dans le parc est racontée du point de vue de chacun des hommes interrogés. La même journée, entre canicule et averse, est déroulée plusieurs fois jusqu’à la nuit funèbre sous la voûte des arbres du parc.

A la périphérie de la capitale italienne, ces hommes-là semblent les oubliés d’une société en pleine croissance économique. Ils errent dans la ville et à la lisière de celle-ci, font des rencontres avec des jeunes femmes ou tentent de voler les promeneurs. Parfois filmé comme un documentaire, « Les Recrues » trouve son point d’orgue à travers de magnifiques plans – dans le Colisée ou sous une voie ferrée pendant l’averse – accompagnés d’une musique du grand compositeur Piero Piccioni.