Ci-dessus: à Valence, l’ancien cinéma Le Palace est aujourd’hui Le Navire.

Le virus du cinéma peut s’attraper de bonne heure. La preuve en est avec le témoignage d’Henri Vierne qui, au sein du cinéma familial de Bourg-les-Valence, a un faux air du petit Toto, le héros truculent du film de Giuseppe Tornatore « Cinema Paradiso ». C’est très jeune – à 14 ans – que le petit garçon de la commune drômoise va grimper dans la cabine d’où part le faisceau lumineux qui inonde l’écran et s’initier ainsi à l’art de la projection jusqu’à l’âge adulte et à son retour de la guerre d’Algérie.

La technologie a bien entendu évolué ces dernières décennies. Le cinéma qu’a connut la jeunesse qui fréquentait les salles dans les années 1950-1960 n’est plus forcément le même. Mais les émotions restent intactes pour notre témoin du jour, Henri Vierne, tout comme sa passion pour le 7ème Art.

Entretien avec Henri Vierne, projectionniste à 14 ans et passionné de cinéma. 

Comment devient-on projectionniste de cinéma… à 14 ans?!

Dans les années 1950, il y avait beaucoup de salles familiales. A Bourg-les-Valence où nous habitions, mon père s’occupait du bien-nommé Le Familia. J’ai commencé à l’aider à travers des petits boulots comme le nettoyage la salle après les trois séances hebdomadaires. A l’entracte, on vendait des confiseries (des caramels, des bonbons divers, des chocolats glacés et pas encore de pop-corns) et il fallait bien tenir la salle dans un bon état de propreté. En guise de compensation, je recevais chaque semaine un ticket de cinéma tamponné avec la mention « exonéré »…

Le dimanche après midi, j’allais naturellement au cinéma familial et, au lieu de rester dans la salle, j’allais dans la cabine de projection pour observer le projectionniste. Le personnel était bénévole et jeune. Au bout de quelques temps, le projectionniste du dimanche, qui avait une petite amie dans la salle, me laissa seul dans la cabine pour surveiller la projection! C’est ainsi qu’à 14 ans, je me suis retrouvé à faire partie de l’équipe du Familia et à m’occuper du matériel jusqu’à mon départ pour le service militaire.

Je me suis donc affairé au montage et au démontage du programme, au nettoyage du projecteur, à l’installation du cinémascope, au collage des affiches en façade, à la pose d’affiches dans les commerces de la ville, etc.

Quel équipement possédait ce petit cinéma de Bourg-les-Valence?

Le Familia était équipé d’un projecteur unique en 16m/m. Nous recevions les programmes qui comportaient une longue première partie constituée, soit d’un court métrage comique (les trois Stooges), soit de dessins animés: Tom et Jerry (des studios MGM), Popeye (chez Paramount), Woddy Wood Picker (chez Warner Bros.)… Suivaient les actualités cinématographiques (celles de Moviétone Fox, également les Actualités Françaises ou Pathé Journal), le film-annonce de la semaine suivante et quatre ou cinq publicités. Venait ensuite l’entracte et enfin le film de la semaine.

Le montage du programme consistait à rassembler toute la première partie sur une bobine de 600 mètres. En général, elle durait entre 30 et 35 minutes. Le film, qu’on recevait en deux bobines de 600 mètres était monté sur une seule bobine de 1200 mètres ou 1500 mètres en fonction de sa durée. 1200 mètres correspondait à une centaine de minutes de projection. A l’origine, on se servait d’une colle spéciale pour assembler les parties, mais j’ai trouvé plus facile d’utiliser du scotch ordinaire!

On oublie aujourd’hui que les projecteurs fonctionnaient au charbon !

Jusque dans les années 1960, la lumière nécessaire à la projection était obtenue par des lanternes à arc dans laquelle il n’y avait ni électrode ni bout de métal, mais deux cylindres composés de cuivre et de charbon, l’un positif, le second négatif. Dans ces deux cylindres circulait un courant continu alimenté par un redresseur dont le rôle était de transformer le courant alternatif du réseau en courant continu et d’abaisser la tension du courant, les arcs fonctionnant sous des tensions entre 25 et 50 volts. Le fonctionnement était relativement simple.

Après la mise en tension de la lanterne, on approchait les deux charbons et l’arc s’amorçait. Il fallait alors éloigner – mais très peu – les deux charbons pour qu’ils ne se collent pas l’un à l’autre et pour qu’ils produisent une flamme blanche. La lueur de cette flamme était renvoyée par un miroir sur la fenêtre de projection et sur la pellicule. Pendant toute la durée de la projection, la jonction des deux charbons devait être en permanence à la même distance du miroir. L’écartement des charbons devait rester identique pour avoir une bonne qualité de lumière sur l’écran.

Sur les lanternes professionnelles, l’avance des charbons qui s’usaient en brûlant était produite par un moteur. Quelquefois, il fallait intervenir à la main pour remettre la flamme à la bonne place ou diminuer voire augmenter l’espace entre les charbons. La position des charbons à l’intérieur de la lanterne était signalée par un renvoi à l’extérieur de celle-ci par un petit trou qui envoyait la lumière sur un petit miroir se reflétant sur un petit carré figurant sur la cheminée d’aspiration des gaz de combustion des charbons.

Au Familia de Bourg-les-Valence, le projecteur Hortson était doté à l’origine d’une lampe. Celle-ci n’était pas assez puissante vu la dimension de la salle. Un électricien local avait donc construit de toutes pièces une lanterne et un redresseur. L’avance des charbons se faisait à la main. Il fallait donc en permanence surveiller la projection pour que la lumière soit la plus parfaite possible et que la lanterne ne s’éteigne pas, les charbons étant trop éloignés l’un de l’autre. Je pense que ce type de lanterne devait être unique. Malheureusement, elle a disparu.

Dans ce petit cinéma paroissial de Bourg-les-Valence, quels films projetait-on? Y étiez-vous soumis à un avis approbateur ou pas?

A l’époque, les films n’étaient pas un produit de consommation comme aujourd’hui. La durée de vie d’un film et son exploitation en salle pouvait se prolonger sur plusieurs années. Dans notre cinéma familial, les films étaient destinés à tous les publics. Il y avait peu de censure mais dans les années 1950 que j’évoque, il y avait quand même quelques coupures même dans certaines salles commerciales.

Notre cinéma avait une vocation de salle de quartier mais nous n’avions pas la priorité sur les salles d’exclusivité. Je me souviens qu’en 1960, nous avions obtenu d’un petit distributeur un film qui n’était pas encore passé à Valence mais nous n’avons pu le projeter que quelques mois plus tard… J’y ai projeté « Manon de Sources » (la version réalisée par Marcel Pagnol), « Les Lettres de mon moulin », « L’Homme des vallées perdues », « Les Affameurs », « La Traversée de Paris », les trois premiers Don Camillo, « Blanche-Neige et les sept nains », « L’Eau vive », « Le Pont de la rivière Kwai », « les Hommes en blanc », « le Chevalier du roi », « les Chevaliers de la Table ronde » et beaucoup d’autres bien sûr.

Quelques années plus tard, vous aviez la responsabilité du cinéma de l’armée durant la guerre d’Algérie. Le cinéma faisait certainement oublier un quotidien difficile…

En Algérie, nous projetions des films surtout récréatifs comme « Le Dernier train de Gun Hill » ou « Samson et Dalila ». Lorsque je suis arrivé dans ce bataillon, un projectionniste était en poste. Son rôle consistait à effectuer des projections dans les trois fermes qui étaient alors occupées par ce bataillon. Ensuite, le bataillon a été regroupé en un seul lieu. C’est là que je me suis occupé durant quelques mois du cinéma de l’armée en effectuant des projections au mess des officiers et au local réservé à la troupe. Nous disposions de deux projecteurs portables 16 m/m, un Hortson et un Debrie.

Vous avez fréquenté – et vous fréquentez toujours – les cinémas de Valence et de sa région comme simple spectateur.

Je n’ai pas embrassé la profession de projectionniste après la guerre d’Algérie. Mais j’ai tout de même beaucoup fréquenté les salles de cinéma de Valence dans les années 1950 et 1960. Rien que sur l’agglomération de Valence il y avait huit cinémas! Six étaient équipés en 35m/m et deux en 16m/m. Toutes ces salles avaient des cabines double poste excepté le cinéma familial où j’étais projectionniste qui était, bien avant l’heure, en poste unique.

Chaque cinéma avait son propre journal d’actualités cinématographique: au cinéma Le Provence, une très belle salle avec balcon, les films en 35m/m puis en 35/70 m/m étaient précédés des actualités de la 20th Century Fox (Moviétone Fox). Au Palace, qui était la plus grande salle de l’époque (devenue le cinéma Le Navire), ce sont les actualités Gaumont qu’on voyait. Le Paris, qui s’est appelé l’Alhambra, était abonné aux actualités françaises. Le Mistral, qui fut le cinéma le plus récent de Valence, passaient les actualités Éclair Journal. Au Rex, un cinéma permanent de 12h à 24h, c’est Pathé Journal qui diffusait ses actualités. Le Chalet était une salle de quartier équipée en double poste 16m/m Hortson et les actualités Moviétone Fox étaient diffusées tout comme à l’ABC de Bourg-les-Valence, une salle de quartier 35m/m.

Le spectateur d’aujourd’hui a-t-il gagné au change en terme de confort et de qualité de la projection?

Il est certain que la qualité de projection s’est largement améliorée: les optiques ont évolué, le xénon a remplacé l’arc électrique, le son n’a rien à voir avec le mono voire le stéréo des années 1950-1960. Par contre, je ne suis personnellement pas convaincu par le numérique et encore moins par la 3D qui, selon moi, n’apporte rien si ce n’est des recettes supplémentaires au milieu du cinéma!

Dès les années 1970, lors de la transformation des salles uniques en complexes multisalles, le confort a été mis de côté et la qualité de la projection n’était pas des meilleures. J’ai vu des films sur des écrans pas plus grands qu’un mouchoir de poche, avec parfois des projections floues et décalées ainsi qu’un son abominable! Mais cela n’était pas étonnant: il n’y avait pratiquement plus personne pour surveiller la projection contrairement aux anciennes salles où le projectionniste était constamment présent puisque toutes les vingt minutes il fallait changer de projecteur.

Pour les cinémas de Valence, si je devais établir un classement sur la qualité de projection des salles en 35m/m (le 16 m/m est hors jeu bien que la qualité de la projection restait honorable) ce serait le suivant: Le Rex, Le Provence, Le Palace, Le Paris, Le Mistral et l’ABC.

Nostalgique du cinéma des années 1950-1960, je suis forcé de reconnaître que le confort des salles est également meilleur dans les multiplexes aujourd’hui.

Que représente pour vous le cinéma?

En tant que spectateur, le cinéma ce sont des films sans effets spéciaux comme on en voit trop souvent maintenant. Ce sont des films racontant une histoire qui ne nécessite pas de se creuser la cervelle pour savoir ce qu’a voulu faire ou dire le réalisateur!

Le cinéma, c’est aussi et surtout à mes yeux, une cabine de projection avec deux projecteurs équipés d’une lanterne à arc. Lors du changement de projecteur toutes les vingt minutes pendant le film ou à chaque fin de programme (documentaire, actualités, film-annonce et publicités), c’est là qu’on mesurait l’art du projectionniste!

J’accorde une telle importance à la technique qu’en 1996, j’ai décidé pour mon plaisir de passer un CAP de projectionniste. Juste histoire de me replonger quelques instants dans ce monde de la projection cinématographique, désormais révolu avec l’arrivée du numérique.

Copyright: Salles-cinema.com – Remerciement à M. Henri Vierne

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