À la fin des années 1960 et dans un contexte de mort programmée, le Gaumont-Palace poursuit son exploitation malgré des rendements moroses.

En cette fin 1967, L’Extravagant Docteur Dolittle (Richard Fleischer), adaptation musicale réalisée en Todd-AO à partir du roman de Hugh Lofting et sur une partition de Leslie Bricusse – à l’origine des paroles de la chanson de Goldfinger –, occupe l’écran de la plus grande salle d’Europe.

Le film-fleuve de Sergueï Bondartchouk Guerre et Paix, d’après le roman de Léon Tolstoï, est à l’affiche à partir du 17 janvier 1968 avec la troisième et quatrième partie : Borodino et L’Année terrible. Malgré le succès du film soviétique, il ne reste que deux semaines, avant de laisser la place à l’improbable remake de Caroline chérie (Denys de La Patellière) avec France Anglade dans le rôle-titre. Cette production germano-italo-française, qui lorgne du côté de la série des Angélique, ne rencontre pas son public : 40 661 entrées en cinq semaines pour le Gaumont-Palace. Tout comme la superproduction en 70 mm Les Aventures extraordinaires de Cervantes (Vincent Sherman) à l’affiche le 6 mars (12 270 entrées en deux semaines).

Ci-dessus: Guerre et Paix, L’Année terrible (Sergueï Bondartchouk) à l’affiche à partir du 17 janvier 1968.

Ci-dessus: Caroline chérie (Denys de La Patellière) à partir du 31 janvier 1968.

Le Gaumont-Palace est à l’agonie. Des films de séries B y occupent l’affiche et passent de manière totalement inaperçue. Parmi eux, citons le western spaghetti Les Forcenés (Albert Band et Mario Sequile) le 5 avril 1968, le film d’espionnage Un certain Monsieur Bingo (Sergio Sollima) le 26 avril ou la reprise de la série des Sissi réalisée par Ernst Marischka – Sissi (1955), Sissi impératrice (1956), Sissi face à son destin (1957) – à l’affiche pendant les événements de mai 68. Assez curieusement, le drame intimiste de Luigi Comencini Mon fils cet incompris y est programmé le 1er août et enregistre 8 311 entrées. Une dizaine d’années plus tard, c’est sous le titre L’Incompris qu’il connaît un immense succès lors de sa reprise en salles.

Devant ces échecs récurrents, la S.N.E.G. (Société Nationale des Établissements Gaumont) renoue avec le grand spectacle et l’Empire-Cinérama, une salle également à bout de souffle. Le Gaumont-Palace, qui a gardé son écran Cinérama malgré l’obsolescence du contrat, sort le 25 septembre 1968 dans le tandem Empire-Gaumont-Palace le chef-d’œuvre de Stanley Kubrick 2001, l’Odyssée de l’espace. Présenté en exclusivité en Cinérama comme il l’est dans le monde entier, 2001, l’Odyssée de l’espace ne bénéficie pourtant pas du procédé triple projection mais du Super Panavision 70 (ratio 220-1) sur toute la largeur de l’écran concave. Labélisé Cinérama, le film de Stanley Kubrick fait l’événement de cette rentrée 1968 : les avis sont pourtant très tranchés entre les spectateurs passionnés par l’œuvre de Kubrick et ceux qui détestent ce film ambitieux, le trouvant incompréhensible. Chacun explique à ses proches ce qu’il croit avoir compris du film, ce qui engendre des débats houleux.

Ci-dessus: 2001, l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick) dès le 25 septembre 1968.

Dans ce contexte où le film suscite une émulation, le Gaumont-Palace renoue avec le succès en accueillant 131 584 spectateurs durant douze semaines. Quiconque a découvert 2001 sur l’écran Cinérama garde une expérience unique avec certaines scènes donnant aux spectateurs immergés dans l’image l’impression de vertige.

Il n’en sera pas de même avec Les Souliers de saint Pierre (Michael Anderson), avec Anthony Quinn et Laurence Olivier, présenté en 70 mm dès le 18 décembre que seuls 31 685 spectateurs découvrent dans la salle de la place Clichy.

Le Cinérama Rive-Gauche – l’ancien Kinopanorama – vient renforcer la combinaison Empire-Gaumont-Palace pour la sortie de Krakatoa à l’est de Java (Bernard L. Kowalski) le 29 janvier 1969. La publicité de cette production qui a pour interprètes Maximilian Schell et Diane Baker est axée sur l’impressionnant raz-de-marée qui « déferle sur les fauteuils des premiers rangs, alors que le spectateur le plus blasé a un mouvement de recul ». Il s’agit bien de mettre en valeur les écrans Cinérama qui seuls permettent une réelle sensation à la vision du film.

Mais le public de la fin des années 1960 se lasse des films à grand spectacle. La superproduction La Bataille de San Sebastian (Henri Verneuil), présentée dans les trois salles Cinérama en 70 mm à partir du 14 mars 1969, en fait les frais : seuls 34 481 spectateurs se rendent au Gaumont durant ses quatre semaines d’exploitation.

Présenté en ouverture du Festival de Cannes 1968 et seul film projeté avant l’interruption du festival, la version gonflée en 70 mm d’Autant en emporte le vent (Victor Fleming) devait sortir dans la foulée au Marignan Pathé et au Richelieu, le tandem à succès du Docteur Jivago (David Lean, 1965).

Ci-dessus: la reprise en 70 mm de Autant en emporte le vent(Victor Fleming, 1939) le 11 avril 1969.

Ci-dessus: Autant en emporte le vent dans les trois salles Cinérama à partit du 11 avril 1969.

Ci-dessus: le retour de Ben-Hur (William Wyler, 1959) au Gaumont le 10 octobre 1969.

Devant les événements de mai 1968, la Metro-Goldwyn-Mayer décide de retarder de plusieurs mois la réédition du film. À grand renfort de publicité et avec une incroyable couverture de presse, le film mythique sort le 11 avril 1969 au Gaumont-Palace, à l’Empire-Cinérama et Cinérama-Rive-Gauche. 166 284 spectateurs se rendent dans la salle de la place Clichy, dont 30 095 les sept premiers jours. Cette réédition constitue bel et bien le chant du cygne du Gaumont-Palace qui ne connaîtra plus jamais un tel succès.

La salle reste alors associée à l’Empire-Cinérama pour la sortie de diverses reprises en 70 mm, puis à partir du 4 septembre avec la sortie de Destination Zebra, station polaire. Présenté en Cinérama, ce film d’espionnage de John Sturges ne bénéficie pas de la triple projection mais du Super Panavision 70 projeté sur toute la largeur de l’écran courbe. La reprise de Ben-Hur (William Wyler) y est à l’honneur avec, comme indiqué dans la publicité, « pour la 1ère fois dans les 3 salles Cinérama ». 111 289 spectateurs sont comptabilisés dans la salle du Gaumont-Palace.

Fort du succès de Funny girl, Barbra Streisand revient dans Hello, Dolly! (Gene Kelly) le 19 décembre 1969, découvert par 77 058 spectateurs au Gaumont-Palace.

L’impossible exploitation du Gaumont-Palace.

L’exploitation d’un cinéma avec un tel volume devient impossible dans un contexte de baisse sévère des entrées. Depuis la fin des années 1950, on assiste à une véritable désaffection du public pour le cinéma : en 1962, près de 312 millions de spectateurs se sont rendus au cinéma ; on en compte que 184 millions en 1969. C’est dans ce contexte que Gaumont et Pathé s’associent au sein d’un groupement d’intérêt économique (GIE) qui devient ainsi le premier circuit national avec 349 salles en France, dont 89 à Paris. L’objectif du GIE Gaumont-Pathé est d’entreprendre une restructuration en profondeur de son circuit de salles.

Le Gaumont-Palace connaît de cuisants échecs. Goodbye, Mr. Chips (Herbert Ross), remake musical du classique de 1939, avec Peter O’Toole et Petula Clark en est une illustration : seuls 13 819 spectateurs se présentent au guichet en quatre semaines pour cette superproduction tournée en 70 mm.

En juin 1970, la S.N.E.G. communique à la presse le changement de formule du Gaumont-Palace qui sera mis en place en octobre 1970. Le reportage de France-Soir, dans son édition du 21 juin, relate la visite dans le cinéma de la place Clichy. Lorsque le cascadeur Yvan Chiffre est interrogé durant ses préparatifs, il répond : « il y aura une voiture à cheval qui pourra faire le tour du public et plusieurs tonneaux sur la scène (…) On aura 40 mètres à sauter ».

Dès le 14 octobre 1970, la nouvelle formule de cinéma et music-hall est inaugurée. Le programme prévoit la projection du grand film à 18h30. Elle est suivie de 20h à 21h30 d’un spectacle sur scène puis, de 21h30 à 23 heures, du même spectacle avec la possibilité de dîner sur place. Transformé en « restaurant suspendu » de 500 couverts, le premier balcon devient le clou de la salle qui combine les attractions, le cirque, la parade et le music-hall. Le chanteur Antoine officie en qualité de présentateur de cette nouvelle formule où, en mezzanine, les spectateurs déboursent 35 francs pour le dîner, le spectacle et la projection du film. Dans l’orchestre, 2000 places à 20 francs et dans le second balcon, 1000 places à 10 francs sont dédiées au spectacle et au film. Les séances de matinées sont uniquement réservées à la projection du film.

Ci-dessus: Tora ! Tora ! Tora ! (Richard Fleischer, Kinji Fukasaku et Toshio Masuda) inaugure la nouvelle formule cinéma et music-hall du Gaumont-Palace le 16 octobre 1970.

La formule est testée en avant-première, sans la partie restauration, du 4 au 10 août 1970, avant la mise en place du show d’octobre avec au programme le western Charro (Charles Marquis Warren) avec Elvis Presley dans le rôle principal et sur la scène Lionel Hampton en attraction. L’inauguration officielle de la nouvelle formule a lieu le 14 octobre avec le film en 70 mm Tora ! Tora ! Tora ! (Richard Fleischer, Kinji Fukasaku et Toshio Masuda) et sur la scène le spectacle Cinémas Folies dans laquelle le chanteur Antoine mène la revue accompagné de la danseuse, comédienne et chanteuse Michèle Frascoli.

La formule cinéma-spectacle est un échec cinglant. Le public de 1970 trouve-t-il le procédé déjà dépassé?

La scène du Gaumont-Palace est à nouveau utilisée pour des concerts pop comme celui du 8 décembre 1970 avec The Beach Boys. La tenue du concert du groupe californien est au départ relayée par une rumeur : personne ne sait qui l’organise et où le concert a lieu. Avec une jauge au trois-quarts vide, le concert n’est pas une réussite selon les musiciens du groupe. En outre, les douanes françaises ayant bloqué tous les instruments, le groupe se produit avec le matériel des Variations. Quelques jours plus tard, le chanteur Franck Zappa se produit quant à lui le soir du 15 décembre 1970 avec, sur quelques morceaux, le violoniste Jean-Luc Ponty.

Du côté du cinéma, force est de constater que le Gaumont-Palace est en péril : le film Tora ! Tora ! Tora ! et la revue n’attirent que 38 615 spectateurs en cinq semaines, Les Héros de Yucca (Jean Negulesco) à l’affiche le 25 novembre réunissent seulement 5 224 spectateurs en deux semaines, Michel Strogoff (Eriprando Visconti) le 23 décembre enregistre 27 438 en trois semaines et La Vallée perdue (James Clavell) le 18 mars 25 481 en quatre semaines. Ces résultats sont d’autant plus catastrophiques que des cinémas voisins, comme le Pathé Wepler, la Cigale ou le Louxor dépassent largement les 10 000 spectateurs par semaine. La S.N.E.G. annonce officiellement la fermeture prochaine du Gaumont-Palace.

Avant la dernière séance fatidique, la salle poursuit son exploitation avec d’improbables programmes pour un tel volume : le film de cape et d’épée Isabelle, duchesse du diable (Bruno Corbucci) avec la sensuelle Brigitte Skay le 13 juin 1971, le film comique italien Deux Trouillards en vadrouille (Francesco Prosperi) le 2 juillet, le policier Les Vieux loups bénissent la mort (Pierre Kalfon) le 16 juillet, la comédie franchouillarde tournée en Corse avec Jean Lefebvre et Tino Rossi L’Âne de Zigliara sous-titrée Une drôle de bourrique (Jean Canolle) le 1er septembre 1971 ou encore l’improbable nanard La Grande Maffia (Philippe Clair) avec Michel Galabru, Philippe Clair, Aldo Maccione, Francis Blanche et Sim le 15 septembre. Ces productions mineures sont projetées devant une salle vide.

Un film plus ambitieux, produit par Gaumont, débarque le 13 octobre 1971 : Boulevard du rhum (Robert Enrico) avec Brigitte Bardot et Lino Ventura. Mais le film est un échec cuisant : seulement 28 849 spectateurs se rendent au cinéma de la place Clichy durant les cinq semaines d’exploitation. Cet insuccès se rajoute à la liste des accidents industriels que la branche production de la Gaumont connaît en ce début des années 1970.

Le 29 novembre 1971, Joe Cocker se produit sur la scène du Gaumont avec le Grease band et Leon Russel. Cette semaine-là justement, l’affiche cinématographique du Gaumont-Palace annonce le film documentaire Mad Dogs & Englishmen (Pierre Adidge) sur la tournée américaine de Joe Cocker et Leon Russell.

Vers la fermeture définitive et la destruction.

La S.N.E.G. confirme en 1971 la disparition prochaine du Gaumont-Palace et sa future démolition. Le terrain englobe la salle et également les dépendances à l’arrière du bâtiment, les ateliers et les bureaux de la S.N.E.G. Sur son emplacement d’une superficie de 7 800m² sera construit « un des plus grands ensembles immobiliers de la capitale qui comprendra un centre commercial, des galeries marchandes, des bureaux et aussi sans doute aussi, une ou deux salles de cinéma de capacité moyenne » comme l’annonce Le Film français. Avec un montant de la vente fixé à 35 millions de francs, la Gaumont renfloue ses caisses.

L’acheteur du bâtiment est une filiale de l’Omnium de Construction et de Financement (O.C.E.F.I.) dont font partie plusieurs compagnies d’assurances ainsi que la Banque de Paris et des Pays-Bas. Le contrat prévoit que le terrain rasé doit être livré à l’O.C.E.F.I. à la fin de l’année 1972. Les bureaux de la S.N.E.G. sont transférés à Neuilly-sur-Seine où sont réunis tous les services de la Gaumont, y compris ceux de la production.

Ci-dessus: Les Cowboys (Mark Rydell), le dernier film projeté au Gaumont-Palace à partir du 24 mars 1972.

Le dernier film projeté au Gaumont-Palace est Les Cowboys (Mark Rydell) avec John Wayne à partir du 24 mars 1972 que 8 088 spectateurs découvrent en huit jours. Pourtant annoncé, Un cave (Gilles Grangier) n’aura pas les faveurs du Gaumont-Palace déclinant : la salle ferme brusquement ses portes le vendredi 31 mars 1972 au soir.

Alors qu’un collectif d’artistes menace de s’installer clandestinement dans les locaux désaffectés du cinéma, l’entrée de la salle est murée. À l’arrière du bâtiment, les archives du cinéma – photos, affiches, programmes, partitions… – sont déversées dans des bennes à ordures. L’orgue Christie connaît un sort plus heureux : il est démonté par Alain Villain et racheté par la commune de Nogent-sur-Marne en 1976. Un disque est enregistré sous le titre 30 ans d’orgue au Gaumont-Palace avec Tommy Desserre au clavier.

Ci-dessus: la fermeture définitive après la dernière séance du vendredi 31 mars 1972.

Ci-dessus: le démolition est entamée.

Cette année 1972 connaît de grands remodelages à Paris : le périphérique est achevé, les Halles sont démolies laissant la place à un grand trou et la tour Montparnasse s’élève dans le ciel avant son inauguration un an plus tard. Place Clichy, les bulldozers et les pelleteuses s’activent dans la plus grande indifférence des Parisiens.

Le projet des deux salles prévues dans le futur ensemble immobilier est abandonné. Après 61 années d’existence, le Gaumont-Palace n’est plus qu’un souvenir et de nombreuses années seront nécessaires pour que la nostalgie l’emporte. La place Clichy ne sera plus jamais ce qu’elle était sans son magnifique paquebot trônant majestueusement aux confins de quatre arrondissements – les 8ème, 9ème, 17ème, 18ème.

Episode précédent: Le Gaumont-Palace: le Cinérama (1963-1967).

Tous les épisodes du Gaumont-Palace.

Textes: Thierry Béné
Documents: Richard Lenoir (photo avec Le Docteur Jivago), Le Film français, Gaumont, Metro-Goldwyn-Mayer, Les Artistes Associés, France-Soir.


Portfolio.

 

Ci-dessus: L’Extravagant Docteur Dolittle (Richard Fleischer) à partir du 21 décembre 1967.

Ci-dessus: Les Aventures extraordinaires de Cervantes (Vincent Sherman) à partir du 6 mars 1968.

Ci-dessus: Mon fils cet incompris (Luigi Comencini) à partir du 1er août 1968.

Ci-dessus: Les Souliers de saint Pierre (Michael Anderson) à partir du 18 décembre 1968.

Ci-dessus: Krakatoa à l’est de Java (Bernard L. Kowalski) à partir du 29 janvier 1969.

Ci-dessus: La Bataille de San Sebastian (Henri Verneuil) à partir du 14 mars 1969.

Ci-dessus: Destination Zebra, station polaire (John Sturges) à partir du 4 septembre 1969.

Ci-dessus: Hello, Dolly! (Gene Kelly) à partir du 19 décembre 1969.

Ci-dessus: Goodbye, Mr. Chips (Herbert Ross) à partir du 20 mars 1970.

Ci-dessus: Jeux Olympiques Mexico (Alberto Isaac) à partir du 4 mars 1970.

Ci-dessus: Libération (Iouri Ozerov) à partir du 27 mai 1970.

Ci-dessus: Les Sept Mercenaires (John Sturges) à partir du 10 juin 1970. 

Ci-dessus: La Grande Java (Philippe Clair), collection Dominique Blattin.

Ci-dessus: Les Vieux loups bénissent la mort (Pierre Kalfon) à partir du 16 juillet 1971.

Ci-dessus: Mad Dogs & Englishmen (Pierre Adidge) à partir du 1er décembre 1971.

Ci-dessus: Lucky Luke (René Goscinny et Morris) à partir du 15 décembre 1971.

Ci-dessus: Les Cowboys (Mark Rydell) à partir du 24 mars 1972.