À une période où sa fréquentation s’essouffle, le Gaumont-Palace expérimente une nouvelle formule d’exploitation, le road-show. Il s’agit de proposer une sortie exclusive d’un grand film dans une seule salle et de le maintenir à l’affiche le plus longtemps possible. Ce modèle, très en vogue aux USA, est surtout réservé aux superproductions. Pour proposer les meilleurs conditions à ces sorties exclusives, la S.N.E.G. (Société Nationale des Établissements Gaumont) équipe son ciné-palace du Super Technirama 70.

Le Super Technirama 70.

C’est le vendredi 18 décembre 1959 que le public découvre ce nouveau format avec la sortie de Salomon et la Reine de Saba de King Vidor. Pour la première du film, sa vedette Gina Lollobrigida se rend dans le cinéma de la place Clichy.

La salle dotée du nouvel écran « Perlux » a pour caractéristique de pouvoir être reculé ou avancé sur la scène. Pour Salomon et la Reine de Saba, l’écran prend la position la plus proche du public, au ras même de la scène. Pour le confort de la projection, 450 fauteuils sont supprimés, la salle atteignant désormais 4 220 places au lieu des 4 670 précédemment. La revue La Cinématographie française du 26 décembre 1959 revient sur la mise en place de ce nouveau procédé : « La cabine de projection a reçu les appareils Philips Universel TODD-AO DP 70 (…) 6 pistes sonores sont proposées pour le son stéréophonique. »

Ci-dessus: le nouvel écran Super Technirama 70 (25 m x 12 m).

Ainsi, le Gaumont-Palace devient le cinéma le mieux équipé de Paris. La revue revient sur ce format qui ouvre de nouveaux horizons : « Dans la caméra spéciale Technirama, la pellicule négative 35 mm défile horizontalement pour permettre d’obtenir une image dont la surface est deux fois et demie plus grande que celle d’une image négative ordinaire et dont la définition et la profondeur de champ est considérablement améliorée. Aux objectifs de prise de vue sont incorporés des systèmes anamorphoseurs de coefficient 1,5 composés de prismes et de miroirs spécialement calculés pour supprimer toutes distorsions. Dans les tireuses Super-Technirama 70 (…) le film négatif se déroule horizontalement comme dans la caméra et l’image négative est projetée en même temps que désanamorphosée optiquement sur un film positif 70 mm se déroulant verticalement ».

Le projecteur construit par Philips permet de diffuser alternativement du 70 mm ou 35 mm. Le nouvel écran de 25 x 12 mètres est constitué de plastique blanc nacré d’un haut rendement lumineux, « il peut être transporté rapidement du fond à l’avant de la scène en restant suspendu à deux chariots roulant sur deux poutres télescopiques traversant les cintres et manœuvré à l’aide de câbles et de plusieurs treuils ».

Le film Super Technirama 70 comporte de part et d’autre de ses perforations six pistes magnétiques stéréophoniques. Les premiers spectateurs qui entrent au Gaumont-Palace en cette fin 1959 découvrent des images d’une grande luminosité et parfaitement nette sur toute la surface de son gigantesque écran.

Ci-dessus: pavé publicitaire annonçant Salomon et la Reine de Saba en Super Technirama 70.

Ci-dessus: l’actrice Gina Lollobrigida au Gaumont-Palace pour la première de Salomon et la Reine de Saba

Alors que les exploitants se battent contre la baisse de la fréquentation et la lourde fiscalité rendant la gestion de certains établissements difficile, le Gaumont-Palace semble avoir trouvé sa formule à succès: Salomon et la Reine de Saba, projeté uniquement en France dans la salle de la place Clichy, réalise 404 819 entrées en 13 semaines, dont 71 900 spectateurs durant la semaine de Noël.

La présentation en road-show d’un spectacle particulièrement attractif projeté dans des conditions uniques semble être parfaitement appropriée à la grande capacité de la salle et au public extrêmement varié qui la fréquente. Durant le week-end et les jours de fête, de très nombreux spectateurs venus de banlieues et de province se déplacent pour assister au film donné au Gaumont-Palace. Pour la S.N.E.G., un tel événement justifie le déplacement des spectateurs vers la plus prestigieuse des salles de son circuit.

Ci-dessus: Carthage en flammes (Carmine Gallone) à l’affiche le 11 mars 1960.

Ci-dessus: pavé de Carthage en flammes.

Le péplum Carthage en flammes, coproduction franco-italienne réalisée par Carmine Gallone, succède à Salomon à partir du 11 mars 1960. Projeté en Super Technirama 70, interprété par Daniel Gélin, Pierre Brasseur et Anne Heywood, cette superproduction revient sur la destruction de Carthage au cours de la troisième guerre punique.

L’importante publicité qui annonce trois heures d’un spectacle inoubliable sur l’écran « total » du Gaumont-Palace affiche également deux courts métrages « exceptionnels » : Le petit pêcheur de la mer de Chine (Serge Hanin) primé au Festival de Cannes 1959 présenté en DyaliScope, et Impressions de vitesse, filmé de Dijon à Paris à bord d’une cabine de locomotive lancée à 150 km/h. Présenté en exclusivité au Gaumont en Totalvision avec son stéréophonique, 89 107 spectateurs sont comptabilisés en quatre semaines.

Ci-dessus: Les Derniers Jours de Pompei (Sergio Leone et Mario Bonnard) à l’affiche le 6 avril 1960.

Ci-dessus: pavé de presse pour Les Derniers Jours de Pompei.

Le genre péplum étant adapté au gigantisme de la salle, Les Derniers Jours de Pompei (Sergio Leone et Mario Bonnard) y sort en exclusivité le 6 avril 1960. Pour l’occasion, son acteur principal Steve Reeves se rend à la première du film. Les photos de « Monsieur Muscles » au premier rang de la mezzanine paraissent dans la presse et assurent le lancement du film que 118 467 spectateurs applaudissent au seul Gaumont. Distribué par la Paramount, le film poursuit son exclusivité dans la combinaison de salles en partenariat avec le studio.

Suivent Les Cosaques (Viktor Tourjansky et Giorgio Venturini) le 4 mai 1960, Sous le signe de Rome (Guido Brignone) avec la pulpeuse Anita Ekberg le 18 mai 1960 puis La Belle et l’empereur (Axel von Ambesser) avec Romy Schneider le 1er juin 1960. Deux grands galas sont organisés pour la sortie attendue du nouveau film d’Abel Gance, Austerlitz. Le premier a lieu sur la terre natale de l’Empereur, au cinéma Empire d’Ajaccio le mercredi 15 juin 1960; le second au Gaumont-Palace le lendemain.

Ci-dessus: Austerlitz (Abel Gance) à l’affiche le 16 juin 1960.

Cette grande première mondiale, sous le présidence du général d’armée Catroux, grand Chancelier de la Légion d’Honneur, est effectuée au bénéfice des œuvres sociales de la Légion d’Honneur. Le comédien Pierre Mondy, acteur principal du film accompagné de son épouse Pascale Audret, et le réalisateur Abel Gance sont acclamés par le public. L’exclusivité d’Austerlitz a lieu dans trois salles parisiennes, le Mercury sur les Champs-Élysées, le Madeleine et le Gaumont-Palace qui recueille à lui seul 218 078 spectateurs en 12 semaines.

Le phénomène Ben-Hur.

Si Les Dents du diable (Nicholas Ray) effectue une sortie exclusive en Super Technirama 70 à partir du 7 septembre 1960, l’évènement de cette rentrée 1960 est l’ouverture de la location pour la nouvelle version de Ben-Hur réalisée par William Wyler. Pour l’occasion, la S.N.E.G. ouvre de luxueux bureaux au Gaumont-Palace et installe également des boites aux lettres dans les établissements du circuit dans lesquelles les spectateurs réservent leurs places en y glissant un chèque. L’habileté de la publicité incite les Parisiens à réserver leurs places pour ce film tant attendu, « le plus grand film de toute l’histoire du cinéma. »

La grande première a lieu le 6 octobre au soir en présence de Charlton Heston venu spécialement de Rome et particulièrement applaudi par les spectateurs. Durant l’entracte, des sandwiches sont distribués aux spectateurs ! Pour la sortie exclusive en France de ce film-fleuve d’une durée de 3h50 avec un entracte, la Metro-Goldwyn-Mayer choisit l’immense salle du Gaumont-Palace qui a la particularité d’accueillir un public parisien, mais aussi venu de banlieue et même de province. En effet, à l’occasion d’événements comme la Foire de Paris, le Salon de l’Auto ou le Salon de l’Enfance, de nombreux provinciaux se déplacent à Paris et réservent pour leurs soirées des places pour les spectacles.

Ci-dessus: la veille de la sortie de Ben-Hur (William Wyler).

Ci-dessus: Charlton Heston lors de la première de Ben-Hur le soir du 6 octobre 1960.

Ci-dessus: Ben-Hur à l’affiche du Gaumont-Palace durant 33 semaines.

Ci-dessus: l’affiche de Ben-Hur réalisée par l’affichiste Roger Soubie, en 10 morceaux (6 m x 3,20 m) et imprimée en 6 couleurs.

Au Gaumont-Palace et ses 4 220 fauteuils, en fonction de l’emplacement, le prix varie entre 600 et 1 200 frs (6 à 12 NF). La publicité de lancement insiste d’ailleurs sur la réservation en mezzanine où les fauteuils sont numérotés. Devant la longueur du film, seules deux séances quotidiennes sont proposées, à 14h45 et à 20 heures, y compris le dimanche. Durant la séance de l’après-midi, les caisses ferment à 15h15, sauf pour les places retenues. L’enjeu pour l’exploitant est d’arracher les spectateurs à leurs postes de télévision. Au moment où sort le film, le 7 octobre 1960, la S.N.E.G. enregistre des séances totalement complètes, ce qui permet aux salles du quartier d’accueillir les nombreux spectateurs qui n’ont pas pu obtenir de places pour Ben-Hur.

Après 15 semaines d’exploitation au Gaumont-Palace, la S.N.E.G. analyse les réservations de Ben-Hur : sur les 372 264 entrées, 150 180 spectateurs ont loué leurs places auprès du bureau de location du cinéma et plus 30 000 places ont été achetées dans les différentes agences de théâtres parisiens, 50% des places occupées ont été louées à l’avance et enfin les matinées scolaires, organisées le jeudi matin à 9 heures, rencontrent un franc succès.

Progressivement, Ben-Hur arrive sur d’autres écrans : au Plaza de Toulouse, à l’Escurial de Nice ou au Français de Bordeaux… Les représentations du film au Gaumont-Palace durent jusqu’au 25 mai 1961: 617 365 spectateurs sont comptabilisés durant les 33 semaines d’exploitation.

Le temps des superproductions.

Les Chevaliers teutoniques (Aleksander Ford), une production polonaise distribuée par Athos des frères Samy et Jo Siritzky, a la lourde tâche de succéder à Ben-Hur. En sortie exclusive au Gaumont-Palace le 26 mai 1961, ce film monumental sans vedette, adapté du roman de Henryk Sienkiewicz, recueille 56 177 spectateurs. Suivent une série de productions qui connaissent en cet été 1961 une sortie exclusive au Gaumont-Palace : le film d’aventure Capitaine Morgan (André de Toth et Primo Zeglio) avec Steve Reeves et Valérie Lagrange le 24 juin, le péplum Thésée et le Minotaure (Silvio Amadio) le 15 juillet, L’Atlantide (Edgar G. Ulmer, Giuseppe Masini et Frank Borzage) avec Jean-Louis Trintignant et la vedette de Ben-Hur Haya Harareet le 2 août et enfin la production Disney Les Robinsons des mers du sud (Ken Annakin) le 25 août.

Ci-dessus: Les Chevaliers teutoniques (Aleksander Ford) à l’affiche le 26 mai 1961.

Ci-dessus: L’Atlantide (Edgar G. Ulmer, Giuseppe Masini et Frank Borzage) à l’affiche le 2 août 1961.

Le miracle Ben-Hur est-il en mesure de se reproduire ? C’est ce qu’espère Universal en choisissant le Gaumont-Palace pour l’exclusivité totale en road-show de Spartacus. Superproduction en 70 mm entamée par Anthony Mann et achevée par Stanley Kubrick, le célèbre gladiateur est incarné par Kirk Douglas, également producteur, qui se déplace au Gaumont-Palace pour la première du film. Malgré l’indéniable qualité du film, son succès est mitigé : « seulement » 188 215 spectateurs se déplacent durant les 12 semaines d’exploitation dans la salle de la place Clichy.

Après Spartacus, c’est au tour du Comte de Monte-Cristo, réalisé en deux époques par Claude Autant-Lara, d’occuper l’affiche en exclusivité au Gaumont-Palace le 6 décembre 1961. Produites par la Gaumont, les deux époques du film dont le rôle-titre est incarné par Louis Jourdan, l’ancien jeune premier de Lettre d’une inconnue (Max Opüls, 1948), sont présentées en une seule séance. Et le résultat est au-delà des attentes : le film enregistre 218 169 spectateurs en huit semaines.

Ci-dessus: Spartacus (Stanley Kubrick) à l’affiche le 15 septembre 1961.

Ci-dessus: Le Comte de Monte-Cristo (Claude Autant-Lara) à l’affiche le 6 décembre 1961.

Ci-dessus: Le Roi des Rois (Nicholas Ray) à l’affiche le 2 février 1962.

Ci-dessus: les deux géants de la place Clichy: le Pathé Wepler, ouvert en 1956, et le Gaumont-Palace.

Autre superproduction, Le Roi des Rois (Nicholas Ray) occupe dès le 2 février 1962 l’écran du Gaumont-Palace. Produit pour la MGM par Samuel Bronston, Ce récit de la vie de Jésus, déjà adapté par Cecil B. DeMille en 1927, reprend la recette à succès de Ben-Hur : même visuel identique pour l’affiche et les pavés de presse, même compositeur de musique – le grand Miklós Rózsa – et même présentation en road-show 70 mm. Mais le film essuie un lourd échec, dans le monde comme en France où la première exclusivité au Gaumont-Palace ne compte que 68 040 spectateurs après cinq semaines d’exploitation.

La complexité de la programmation de l’immense salle est réelle : si La Fièvre dans le sang (Elia Kazan) le 22 mars 1962 ou L’Inquiétante Dame en noir (Richard Quine) le 9 mai 1962 peinent à attirer des spectateurs, Madame Sans-Gêne (Christian-Jaque) est en revanche un franc succès. Dans le rôle-titre, la troublante Sophia Loren attire 184 681 spectateurs à partir du 23 mai et durant 13 semaines. Même succès pour le vaillant Jean Marais avec Le Masque de fer (Henri Decoin) qui enregistre 105 829 entrées pendant 6 semaines d’exploitation exclusive.

Devant une formule qui s’essouffle, le Gaumont-Palace doit se renouveler. Au risque de disparaître.

Episode précédent: Le Gaumont-Palace: triomphes et déclin (1951-1959).

Episode suivant: Le Gaumont-Palace: le Cinérama (1963-1967).

Texte: Thierry Béné.
Documents: Le Film français, La Cinématographie française, La Technique cinématographique, Gaumont, MGM, France-Soir.


Portfolio.

Ci-dessus: Salomon et la Reine de Saba (King Widor).

Ci-dessus: Les Cosaques (Viktor Tourjansky et Giorgio Venturini) le 4 mai 1960.

Ci-dessus: Les Cosaques (Viktor Tourjansky et Giorgio Venturini) à l’affiche le 4 mai 1960.

Ci-dessus: Sous le signe de Rome (Guido Brignone) le 18 mai 1960.

Ci-dessus: Les Dents du Diable (Nicholas Ray) à l’affiche le 7 septembre 1960.

Ci-dessus: les réservations pour Ben-Hur.

Ci-dessus: affiche pour le métro.

Ci-dessus: copie 70 mm de Ben-Hur.

Ci-dessus: Capitaine Morgan (André de Toth et Primo Zeglio) le 24 juin 1961.

Ci-dessus: Thésée et le Minotaure (Silvio Amadio) le 15 juillet 1961.

Ci-dessus: Spartacus (Stanley Kubrick) le 15 septembre 1961.

Ci-dessus: Le Roi des Rois (Nicholas Ray) à l’affiche le 2 février 1962.

Ci-dessus: La Vendetta (Jean Chérasse) le 18 avril 1962.

Ci-dessus: Madame Sans-Gêne (Christian-Jaque) le 23 mai 1962.

Ci-dessus: Via Mala (Paul May) le 23 août 1962.

Ci-dessus: Le Masque de fer (Henri Decoin) le 26 octobre 1962.

Ci-dessus: la cabine de projection en 1962.