Adresse: 12 rue Gît-le-Cœur à Paris (Vè arrondissement)
Nombre de salles: 1
Aujourd’hui intégré au cinéma Saint-André-des-Arts.
En 1966, les salles Art & Essai connaissent un véritable essor: quelques quarante-deux nouveaux cinémas sont labellisés cette année-là. Quelques mois plus tard, le 28 février 1967, un nouvel établissement Art & Essai, le Studio Gît-le-Cœur, est inauguré par ses propriétaires Monsieur et Madame Villeneuve dans la rue éponyme en plein cœur du Quartier latin
Cette salle de 220 fauteuils est conçue par l’architecte Bernard Ceyssac à qui on doit un grand nombre de cinémas installés dans le Quartier latin comme le Racine, le Médicis ou le Studio de la Harpe. La rue Gît-le-Cœur, une des plus anciennes de la capitale, offre de beaux immeubles dont celui, datant de 1535, qui abrite le nouveau cinéma. Derrière sa façade en pierre de taille, deux magnifiques escaliers intérieurs possèdent encore leurs éléments d’origine : des rampes en fer forgé et des chambranles de porte aux frontons ornés des bas-reliefs en bois sculpté.
Ci-dessus: le croquis de l’architecte Bernard Ceyssac.
Ci-dessus: la salle du cinéma en 1967.
Ci-dessus: le hall du cinéma en 1967.
Ci-dessus: la cabine de projection en 1967.
Le Film français de l’époque évoque la difficulté d’implanter un cinéma dans un tel bâtiment: « L’architecte en accord avec les services des Monuments Historiques a résolument pris le parti de traiter cette salle dans un style s’intégrant dans la cadre déjà existant: la façade a été simplement ravalée, seuls quelques éléments modernes y ont été adjoints: grilles de fermeture en aluminium oxydé, dont le dessin rappelle celui des grilles à hampes du XVIè siècle, enseigne en cuivre martelé et en fer forgé, au graphisme inspiré des textes d’époque ». La revue enchaîne sur les particularités du cinéma : « Le hall d’entrée, sol et murs est entièrement revêtu de pierres marbrières dont le grain et la couleur s’apparentent à la pierre de façade. Un large emmarchement en marbre permet d’accéder à un niveau intermédiaire, dont la décoration, sol en terre cuite et murs recouverts de velours de Gênes rouge, sert de transition entre la rue et la salle. Une grille en fer forgé, au dessin identique à celui des garde-cordes d’origine et une jardinière garnie de massifs d’arbustes et de fleurs, protègent l’escalier de la sortie en sous-sol. Un plan de portes en chêne massif, avec panneaux moulurés, donne accès à un vaste tambour d’entrée, dont les murs et le sol sont revêtus de moquette rouge sombre, faux-plafond avec éclairage tamisé. Ce tambour débouche sur un salon d’attente tapissé de velours de Gênes rouge. Par un volume de glace Sécurit de teinte bronze, on découvre alors l’ensemble de la salle. Celle-ci très lumineuse, présente un plafond à profonds caissons blancs cru, avec éclairage indirect incorporé. Les murs nus sont tendus de velours gris foncé; au sol, moquette rouge et fauteuils de velours rouge géranium très intense. Le rideau de scène, en satin de Rhovyl, de couleur argent avec motif de fleurs ton sur ton, restitue les tentures d’époque. Une balustrade en glace Tripex rappelle discrètement qu’il ne s’agit pas d’une reconstitution, mais plutôt de la libre interprétation de l’esprit d’un style déterminé (…) Les équipements techniques : projection en 35 et 70MM, son stéréophonique et conditionnement d’air, particulièrement étudiés, confirment le sens de cette installation qui a su allier la grâce d’une époque révolue aux techniques les plus avancées ».
Monsieur et Madame Villeneuve, qui possèdent déjà au Quartier latin les cinémas Racine et Logos, collaborent pour le Studio Gît-le-Cœur avec la programmatrice Yvonne Ducaris, directrice de la Pagode à partir de 1956 et du Mac-Mahon à partir de 1973 qui, pour l’ouverture du Gît-le-Cœur, choisit le nouveau film en couleurs d’Eric Rohmer, La Collectionneuse produit par Georges de Beauregard.
Ci-dessus: La Collectionneuse d’Eric Rohmer, le premier film projeté au Studio Gît-le-Cœur.
Pour l’inauguration du nouveau cinéma de la rue Gît-le-Cœur le mardi 28 février 1967, un cocktail est organisé de 18 à 20 heures en présence de mesdames Andrée Villeneuve, Simone Dubauchet et Yvonne Ducaris. De nombreuses personnalités de l’exploitation parisienne participent à cette soirée présidée par André Holleaux alors directeur général du C.N.C., et avec également Henri Douvin, président de la Fédération Nationale des Cinémas Français (F.N.C.F.). Le jeudi 2 mars 1967, la salle est ouverte au public.
En sortie exclusive parisienne, La Collectionneuse rencontre un beau succès et y reste quinze semaines à l’affiche. Le film d’Eric Rohmer est suivi à partir du 31 mai 1967 d’un cycle Midi-Minuit Fantastique où sont proposés des classiques du genre comme Dracula (1931) de Tod Browning avec Bela Lugosi ou Le Fils de Frankenstein (1939) de Rowland V. Lee avec Boris Karloff et Bela Lugosi. La programmation du Gît-le-Cœur propose des grands classiques du cinéma mondial comme Los Olvidados, Un Chien Andalou et Terre Sans Pain de Luis Buñuel au même programme à partir du 28 juin 1967, Ivan le Terrible (1944) de Sergueï Eisenstein le 9 août 1967 ou Citizen Kane (1941) d’Orson Welles le 31 janvier 1968 et des exclusivités comme Le Désordre à vingt ans de Jacques Baratier le 20 septembre 1967 pour huit semaines, le film tchécoslovaque Les Petites Marguerites de Věra Chytilová le 15 novembre 1967, Anémone de Philippe Garrel dont son interprète Anne Bourguignon gardera comme nom d’artiste le nom de l’héroïne du film ou encore le film documentaire Le 17e Parallèle de Joris Ivens et Marceline Loridan-Ivens, film mythique sur la guerre du Vietnam, le 6 mars 1968.
Ci-dessus: la file d’attente devant le cinéma en 1968, pour la projection du 17e Parallèle de Joris Ivens et Marceline Loridan.
Ci-dessus: les salles Art & Essai du Quartier latin la semaine du 18 décembre 1968.
Alors que les événements de Mai 68 débutent, le Gît-le-Cœur rencontre un immense succès, depuis le 1er mai, avec le film dano-suédois réalisé en 1922 La Sorcellerie à travers les âges (Häxan) de Benjamin Christensen. Le film reste 14 semaines au Gît-le-Cœur puis est largement exploité dans d’autres cinémas. En cette fin des années 1960, la programmation ambitieuse du Studio Gît-le-Cœur suscite la curiosité des étudiants et des cinéphiles. On peut y découvrir les filmographies du monde comme Le Socrate de Robert Lapoujade le 9 octobre 1968, Chronique d’Anna Magdalena Bach de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet le 25 décembre 1968, le film algérien Le Vent des Aurès de Mohammed Lakhdar-Hamina le 15 janvier 1969, le film documentaire américain Vietnam, année du Cochon d’Emile de Antonio le 4 juin 1969, le film japonais La Pendaison de Nagisa Ōshima le 24 septembre 1969, Détruire, dit-elle de Marguerite Duras le 17 décembre 1969, Uccellacci e uccellini de Pier Paolo Pasolini le 21 janvier 1970, la reprise du film Espoir, sierra de Teruel (1939) d’André Malraux et Boris Peskine le 4 mars 1970, Le Clair de Terre de Guy Gilles le 18 novembre 1970, Je t’aime, je te tue d’Uwe Brandner le 20 octobre 1971, La Stratégie de l’araignée de Bernardo Bertolucci le 24 novembre 1971 en tandem avec le Racine ou bien La Soudaine richesse des pauvres gens des Kombach de Volker Schlöndorff avec Margarethe von Trotta et Rainer Werner Fassbinder le 8 décembre 1971.
Le 22 novembre 1971, la Commission de classement des salles Art & Essai réunie au Centre National de la Cinématographie, décide avec l’Association Française des Cinémas Art & Essai de désigner chaque année les salles les plus représentatives. Sont choisis les cinémas parisiens consacrant 100% de leurs programmes à des films recommandés par le Conseil de sélection des films Art & Essai (au lieu des 80% exigés). Le Studio Gît-le-Cœur fait partie des salles retenues avec le Bonaparte, l’Action Lafayette, La Pagode, le Casino Saint-Martin et l’Elysées-Lincoln. La programmation de l’année 1971, particulièrement audacieuse, fait découvrir à un grand nombre de spectateurs de nouveaux auteurs ainsi qu’un cinéma classique dont le cycle Hollywood story qui permet de revoir des films invisibles de longue date grâce au distributeur Cinémas-Associés. Le public découvre ainsi les œuvres de Josef von Sternberg avec Marlene Dietrich ainsi que les films de W. C. Fields ou de John Ford.
Ci-dessus: festival Hollywood story le 3 juin 1970.
Alors qu’à deux pas du Gît-le-Cœur, les deux nouvelles salles de Roger Diamantis ne désemplissent pas depuis le mois d’octobre 1971, le cinéma de la rue Gît-le-Cœur enchaîne également les succès: Les Camisards de René Allio le 16 février 1972, Nous sommes tous en liberté provisoire de Damiano Damiani avec Franco Nero, Ricardo Cucciolla et Georges Wilson le 4 janvier 1973, Heat de Paul Morrissey – produit par Andy Warhol – avec Joe Dallesandro et Sylvia Miles le 14 mars 1973, Salomé de Carmelo Bene le 23 janvier 1974, Tous les autres s’appellent Ali de Rainer Werner Fassbinder le 5 juin 1974, Le Moineau de Youssef Chahine le 13 novembre 1974, Les Doigts dans la tête de Jacques Doillon qui, devant le succès rencontré au Racine, occupe désormais l’écran du Gît-le-Cœur dès le 18 décembre 1974, Milarépa de Liliana Cavani le 19 février 1975, La Ville bidon de Jacques Baratier avec Bernadette Lafont et Daniel Duval le 21 janvier 1976, Comment Yukong déplaça les montagnes de Joris Ivens et Marceline Loridan le 10 mars 1976, programmé également avec le Quintette, le Saint-André-des-Arts voisin et le Saint-Séverin, Chinois, encore un effort pour être révolutionnaires! de René Viénet, Ji Qing-ming et Al Perreault le 12 octobre 1977, Faux mouvement de Wim Wenders avec Rüdiger Vogler le 11 janvier 1978 ou bien Le Rôti de Satan de Rainer Werner Fassbinder le 26 avril 1978.
Ci-dessus: Les Camisards de René Allio à l’affiche le 16 février 1972 ainsi qu’au Marbeuf, à l’Omnia 2 et au Saint-Lazare Pasquier.
Ci-dessus: les trois salles Art & Essai de M. et Mme Villeneuve: le Gît-le-Cœur, le Racine et le Studio Logos.
Ci-dessus: Salomé de Carmelo Bene à l’affiche le 23 janvier 1974.
Ci-dessus: Le Moineau de Youssef Chahine à l’affiche du Gît-le-Cœur et du Myrha le 13 novembre 1974.
Ci-dessus: Aloïse de Liliane de Kermadec à l’affiche le 14 mai 1975, également à La Clef et à l’UGC Marbeuf.
Ci-dessus: Comment Yukong déplaça les montagnes de Joris Ivens et Marceline Loridan à l’affiche le 10 mars 1976 ainsi qu’au Saint-Séverin et au Saint-André-des-Arts.
L’indéniable succès des salles indépendantes du Quartier latin en ce début des années 1970 est bientôt mis à mal par l’implantation des circuits dans le quartier de l’Odéon avec l’arrivée de Parafrance qui inaugure le Paramount Odéon et celle d’UGC qui ouvre l’Odéon puis reprend le Danton. Le Quartier latin, l’emplacement parfait pour lancer un film Art & Essai, devient progressivement avec l’implantation des circuits un quartier d’exclusivité pour n’importe quel film. Une période difficile pour l’exploitation indépendante s’amorce et les films d’auteurs comme ceux de Bergman, Buñuel ou Fellini sortent désormais dans les salles des grands circuits. L’Art & Essai est soit une bonne affaire, soit un désastre: Général Idi Amin Dada: Autoportrait de Barbet Schroeder enregistre 120.000 entrées au seul Saint-André-des-Arts alors que Le Temps d’une chasse de Francis Mankiewicz n’est vu que par 675 spectateurs.
Malgré tout, le Studio Gît-le-Cœur poursuit sa programmation en effectuant des choix exigeants. En 1979, dans ce contexte de concurrence accrue avec les circuits, le cinéma est repris par Roger Diamantis. La figure combative des cinémas indépendants garde dans un premier temps l’identité du Gît-le-Cœur tout en se démarquant du Saint-André-des-Arts, le cinéma lancé en 1971 par Diamantis. Plus tard, les films à l’affiche sont souvent des continuations du Saint-André; le Gît-le-Cœur est bientôt renommé le Saint-André-des-Arts 3 et prolonge la carrière de films ayant débuté dans l’une des deux salles du Saint-André: Les Années lumière d’Alain Tanner le 24 juin 1981, après cinq semaines dans la salle 1 – il reste à l’affiche dans la salle 3 durant quatorze semaines supplémentaires -, ou bien Charulata (1964) de Satyajit Ray après quinze semaines au Saint-André.
Ci-dessus: Les Espions, réédition du film de Fritz Lang le 28 avril 1982 après 2 semaines au Saint-André-des-Arts.
Ci-dessus: la façade du Gît-le-Cœur annexé au Saint-André-des-Arts en 1995.
Aujourd’hui, l’ancien Gît-le-Cœur poursuit sa programmation de films d’auteurs. Repris par l’indépendant Shellac – qui exploite La Baleine et le Gyptis à Marseille – dans le cadre d’un contrat de location-gérance avec Dobrila Diamantis et son fils Eric, le Saint-André-des-Arts fête en octobre 2021 son cinquantième anniversaire, sans perdre de vue que le Studio Gît-le-Cœur de la famille Villeneuve est de cinq ans son aîné.
Textes: Thierry Béné.
Documents: Le Film français, Cinémas de France, Pariscope et collection personnelle.
Pour les 50 ans du Saint-André-des-Arts sort un livre dont la préface est signée Alain Cavalier.
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