Adresse: 10 rue des Grands-Augustins à Paris (VIè arrondissement)
Nombre de salles: 1

Dans une petite artère du Quartier latin qui relie les quais de Seine à la rue Saint-André-des-Arts, une nouvelle salle de cinéma ouvre ses portes en ce mois de novembre 1971 : le cinéma des Grands-Augustins. La création de cette salle, à quelques mois de l’inauguration du cinéma Saint-André-des-Arts de Roger Diamantis, est voulue par Henri Douvin et son neveu Gaston, figures notables de l’exploitation parisienne à la tête notamment des cinémas le Boulmich’, le Cujasle Studio Alphale Styx et le Studio de la Harpe.

Les Grands-Augustins marque la dixième réalisation de l’agence d’architecture de Bernard Ceyssac qui, pour cette occasion, communique dans les colonnes du Film français du 26 novembre 1971 sur les caractéristiques de son travail: « Ce qui frappe tous ceux qui s’intéressent à l’exploitation cinématographique, ou en vivent, c’est l’excellent coefficient d’occupation des salles ainsi aménagées (…) Les deux principales qualités d’une salle: confort et repos du spectateur et perfection de la projection pour l’amateur de cinéma le plus exigeant sont partout présentes, que ce soit aux Studios A & B de Rouen, aux Studios Saint-André-des-Arts, ou à la dernière-née des salles Elysées Lincoln (la salle 3). Au respect de ces deux règles d’or, vient s’ajouter une grande sobriété dans la décoration des salles destinées avant tout à mettre en valeur ce quatrième mur ouvert sur tous les possibles, l’écran. Pour ce faire, fidèle disciple de son maître Auguste Perret – l’un des plus grands architectes de ce siècle – Bernard Ceyssac supprime l’inutile, délaisse les fioritures et dégage dans ses cinémas l’authenticité des matériaux employés. Dans les volumes, tout est mis en œuvre pour la meilleure contemplation cinématographique. Il est essentiel que l’attention du spectateur ne soit pas distraite. Ce qui compte dans un cinéma c’est l’écran et ce qui s’y passe. Rien d’autre ».

C’est le documentaire sur le Printemps de Prague, Le Bonheur dans vingt ans d’Albert Knobler qui est choisi pour lancer le 17 novembre 1971 la nouvelle salle installée dans la petite rue avec ses immeubles des XVIè et XVIIè siècle. L’acteur Michel Bouquet participe à la lecture des textes dans ce film qui, comme le rappelle le CNC, suscite la controverse : « L’ensemble de la presse et notamment Le Monde ont condamné le film « d’anticommunisme primaire », même si Pierre Daix dans Les Lettres françaises, Jean Daniel dans Le Nouvel Observateur et Raymond Aron dans Le Figaro ont souligné la force et la beauté de ce film. Le film est un échec. Déprimé, incompris, le réalisateur se suicidera ». Le Bonheur dans vingt ans réunit 10.090 spectateurs en quatre semaines au seul cinéma des Grands-Augustins.

Le second film montré dans la salle, plus léger dans son propos, attire un public jeune qui vient découvrir dès le 15 décembre 200 Motels de Tony Palmer et Frank Zappa qui met en scène la formation musicale Frank Zappa & the Mothers of Invention. Contrairement à ses concurrents du Quartier latin, le Studio des Grands-Augustins n’a pas encore trouvé de ligne éditoriale claire ; raison pour laquelle la salle affiche des œuvres extrêmement variées : Une saison en enfer de Nelo Risi – qui retrace la liaison amoureuse de Rimbaud et Verlaine – en exclusivité avec le prestigieux Paramount-Elysées dès le 22 mars 1972, Le Piège à pédales de Bruce Kessler le 23 août 1972, dans lequel deux hommes américains se font passer pour des homosexuels afin d’échapper à la guerre du Vietnam, ou le film érotique Le Decameron interdit de Carlo Infascelli avec Carlos De Carvalho, Dado Crostarosa et Malisa Longo le 6 décembre 1972.

 Une Saison en enfer de Nelo Risi avec Terence Stamp et Jean-Claude Brialy.

Ci-dessus: Une Saison en enfer de Nelo Risi avec Terence Stamp et Jean-Claude Brialy à l’affiche le 22 mars 1972 ainsi qu’aux cinémas Paramount-Elysées, Omnia, Studio 15 et Luxembourg.

Ci-dessus: Fitzwilly de Delbert Mann à partir de mars 1972.

Ci-dessus: Le Decameron interdit de Carlo Infascelli à l’affiche le le 6 décembre 1972.

La Dialectique peut-elle casser des briques ? de René Viénet

Ci-dessus: La Dialectique peut-elle casser des briques ? de René Viénet à l’affiche dès le 14 mars 1973.

Le cinéma des Grands-Augustins inaugure en 1973 un genre cinématographique très présent dans les autres salles du circuit Douvin, mais jamais affiché au Quartier Latin : les films de Kung-fu. Le premier programme est un film où le genre est détourné, La Dialectique peut-elle casser des briques ? de René Viénet, à l’affiche dès le 14 mars 1973. La revue Ecran 73, le commente dans son numéro 15 : « Western-Soja confectionné en Chine capitaliste mais détourné de son cours commercial par un sous-titrage dû à « l’association pour le Développement des luttes de classe et la propagation du matérialisme dialectique ». Le prolétariat et la bureaucratie élitaire s’y affrontent donc au karaté et à l’hémoglobine tout en accusant Maspero de publier des versions falsifiées… »

Le bouche-à-oreille fait son effet, notamment dans le milieu estudiantin où de nombreuses affiches du film sont exposées dans le hall des universités voisines. Fort de ce succès, les Grands-Augustins affiche de nombreux films d’arts martiaux – aux titres souvent improbables – en provenance de Hong-Kong comme Ça branle dans les bambous de Cheung Sum à partir du 2 mai 1973, J’irai verser du nuoc-mam sur tes tripes de Chu Mu le 19 juillet et enfin, dans une combinaison des salles qui inclut Les Grands Augustins, l’Amiral, le Gaîté-Rochechouart et La Bastille, Les Coolies en ont ras le bol de Mu Zhu le 6 décembre.

La programmation s’adapte davantage au public du Quartier latin avec les prolongations, à partir du 13 décembre 1973 pour vingt semaines, de Le Maître et Marguerite d’Aleksandar Petrović, adaptation du roman de Mikhaïl Boulgakov, dont l’exploitation débute à l’UGC Odéon. Le film suivant, Tchaïkovsky du Soviétique Igor Talankine, distribué par Michele Dimitri Films, est proposé aux Grands-Augustins au format en 70 mm.

Tchaïkovsky d'Igor Talankine

Ci-dessus: Tchaïkovsky d’Igor Talankine à l’affiche le 13 mars 1974.

L'Ombre d'une chance de Jean-Pierre Mocky

Ci-dessus: L’Ombre d’une chance de Jean-Pierre Mocky à l’affiche le 27 mars 1974.

Ci-dessus: Jimi plays Berkeley de Peter Pilafian à l’affiche le 12 février 1975.

Durant les années 1970, les concerts filmés rencontrent un grand succès dans les salles du Quartier Latin et en particulier aux Grands-Augustins qui se spécialise dans cette programmation. On peut ainsi y voir et entendre à partir du 12 février 1975 Jimi plays Berkeley de Peter Pilafian qui suit Jimi Hendrix lors de deux prestations données au théâtre de Berkeley. Après ce succès, le film est suivi le 30 avril par Celebration at Big Sur réalisé par Baird Bryant et Johana Demetrakas qui revient sur les prestations de Crosby, Stills, Nash and Young, Joan Baez, Joni Mitchell et John Sebastian au fameux festival californien. Le cinéma propose également le documentaire Emerson, Lake and Palmer le 18 février 1976.

Entre les sorties de ces films inédits, l’inusable documentaire musical Woodstock de Michael Wadleigh ou A Film about Jimi Hendrix réalisé par Joe Boyd, John Head et Gary Weis occupent régulièrement l’écran.

Ce type de productions étant rares, les Grands-Augustins reviennent à une programmation plus classique en assurant les prolongations de films sortis en exclusivité dans les salles des circuits Pathé, Gaumont, UGC et Parafrance ou dans des salles programmées par l’exploitant. Citons, Novecento (1900) – Acte I de Bernardo Bertolucci à partir du 20 octobre 1976, qui reste quinze semaines à l’affiche, permettant aux spectateurs de voir les deux parties du film dans un temps rapproché alors que la deuxième partie est programmée aux Saint-Germain Studio et à l’Arlequin.

La salle assure les prolongations de films comme l’intemporel Annie Hall de Woody Allen avec Diane Keaton à sa 21è semaine à partir du 25 janvier 1978, Barberousse d’Akira Kurosawa avec Toshirô Mifune à partir du 29 mars 1978 ou bien Molière d’Ariane Mnouchkine avec Philippe Caubère dans le rôle-titre à la 13è semaine à partir du 22 novembre 1978 durant 18 semaines.

L’implantation au Quartier Latin de salles opérées par les grands circuits rend l’accès aux nouveautés plus difficile pour les indépendants. Face à cette situation, le Studio des Grands-Augustins affiche davantage de rééditions de grands classiques du 7è Art.

Un nouveau tournant s’amorce lorsque la salle est reprise par les Studios Actions de Jean-Max Causse et Jean-Marie Rodon qui la rebaptise Nickel-Odéon, ce que commente Le Film français dans son numéro 1825 du 26 septembre 1980: « Crées aux Etats-Unis, à l’époque du cinéma muet, les « Nickel-Odeon » étaient une chaîne de cinéma à bas prix. Un « Nickel » suffisait à en permettre l’entrée et le spectateur assistait à la projection de quatre ou cinq bobines, plus les Actualités. Au début des années 60, Bertrand Tavernier, Bernard Martinand et Yves Martin, fondèrent avec l’assentiment de ses Présidents d’honneur, King Vidor et Delmer Daves, le Ciné-Club « Nickel-Odéon », qui fit beaucoup pour la connaissance et le prestige du cinéma américain en France. C’est dans cet esprit que le « Studio-Action » a choisi d’appeler « Nickel » des salles d’Art & Essai, populaires, confortables, proposant des programmes de qualité au prix unique de 12 Francs ».

La nouvelle formule de Jean-Max Causse et Jean-Marie Rodon débute d’abord à l’Action Ecoles,dont l’une des deux salle est rebaptisé Nickel Ecoles. Cette salle rencontre alors un immense succès depuis trois années grâce en partie à un mémorable Festival Marx Brothers qui ne désemplit pas. « Il devenait urgent de lui donner un petit frère si l’on voulait varier les plaisirs… » commentent alors les deux mordus de cinéma.

Ainsi, le 1er octobre 1980, le Nickel Odéon est inauguré avec une rétrospective de sept films du grand maître japonais Akira Kurosawa: La Légende du grand judo (1943), Scandale (1950), Rashōmon (1950), Vivre (1952), Le Château de l’Araignée (1957), La Forteresse cachée (1958) et Yojimbo (Le Garde du corps – 1961).

Le cinéma est transformé en 1981 par l’architecte Jean-Claude Pourtier – déjà à l’œuvre à l’Action Lafayette, au République et aux Ecoles – en un complexe de deux salles de 100 et 70 fauteuils, la première se situant au sous-sol et la seconde au rez-de-chaussée. Le Film français du 6 novembre 1981 évoque la réouverture du petit complexe : «Équipées en 70 mm, son stéréophonique, ces deux nouvelles salles retrouvent pour la décoration le style général Action : mise en valeur de l’écran, salles aux murs de velours noir, élimination des brillances et fauteuils de qualité. A noter, pour une fois, un effort particulier a été fait sur les sorties de secours afin d’éviter l’éternel boyau sombre qui « rejette » cinq fois sur dix, après chaque séance, le spectateur dans d’affreuses cohues ».

Cinéma des Grands Augustins à Paris

Ci-dessus: maquette du complexe intégrant la seconde salle en 1981.

Une nouvelle fois, le cinéma change d’enseigne pour arborer celle d’Action Christine Bis, les salles du Christine étant situées à quelques pas. Le complexe ouvre le 4 novembre 1981 avec une affiche – et non des moindres – proposant Stromboli (1950) de Roberto Rossellini avec Ingrid Bergman et Ecrit sur du vent (1955) de Douglas Sirk avec Rock Hudson et Lauren Bacall. Le premier réalise durant cette première semaine 1.790 entrées et le second 1.530. Cette même semaine, l’Action Christine enregistre 2.276 entrées avec Le Grand sommeil (1946) de Howard Hawks avec Humphrey Bogart et Lauren Bacal et 1.477 entrées pour La Scandaleuse de Berlin (1948) de Billy Wilder avec Marlene Dietrich.

Le succès est au rendez-vous pour l’année 1983, l’Action Christine Bis accueillant un total de 103.723 spectateurs contre 150.037 à l’Action Christine. Les rééditions et les festivals s’enchaînent avec succès jusqu’à la funeste année 1990 : après une ultime projection de Falstaff (1965) d’Orson Welles – que 621 spectateurs découvrent cette dernière semaine – la fermeture définitive intervient le 17 octobre. Une vingtaine de salles du Quartier Latin a baissé son rideau depuis les années 1980 et jusqu’à récemment avec l’Accattone, l’ancien Studio Cujas.

Textes: Thierry Béné.
Documents: Pariscope, Le Film français.