Adresse: Rungis (Val-de-Marne)

Importé des Etats-Unis, le « cinéma en plein air pour automobilistes » débarque en France au début des années 1970. C’est à Marseille et Nice que l’exploitant Fernand Méric et son fils Félix inaugurent cette nouvelle façon révolutionnaire de se rendre au cinéma. En plein essor aux Etats-Unis, 4.200 drive-in y sont en activité en 1965, contre 95 en 1941. En cette nouvelle décennie, les deux entrepreneurs souhaitent implanter en France une vingtaine d’établissements cinématographiques de plein air d’ici 1975. Pour la région parisienne, ils portent leur choix sur une aire de stationnement située près des nouvelles Halles de Paris, récemment transférées à Rungis.

La revue corporatiste Le Film français dans son numéro du 6 mars 1970 donne la parole à Fernand et Félix Méric sur le choix de cette nouvelle formule d’exploitation, dans un article signé de la plume de P.A. Buisine: « L’un des premiers avantages des Drive-in est de permettre aux spectateurs motorisés – et c’est aujourd’hui la majorité – de pouvoir assister à une séance de cinéma sans avoir le souci de chercher un parking pour leur voiture, qui trouve automatiquement sa place sur le terrain du cinéma, avec toute la famille à l’intérieur. Autres avantages: plus de problème de garde d’enfants, plus de problème d’interdiction de fumer. S’il fait froid, un appareil de chauffage par catalyse est remis à chaque voiture; s’il pleut, un auvent en plastique s’adapte sur le pare-brise qui reste parfaitement transparent. Pour la reproduction sonore, un haut-parleur individuel est adapté à chaque voiture, il se fixe par une ventouse sur l’une des glaces des portières ou sur le pare-brise, chacun réglant la puissance et la tonalité comme il le désire. La disposition des travées en arc de cercle, leur pente relevant l’avant du véhicule, assure une visibilité totale, sans crainte de gêne de la part de la voiture se trouvant devant. L’accès du Drive-in est facilité par un système de signalisation en couleur au sol, indiquant sans risque d’erreur, l’emplacement disponible. La disposition des accès et issues est conçue de manière à écarter toute gêne pour les spectateurs déjà installés et faciliter au maximum l’écoulement des véhicules à la fin du film ».

Cinéma Drive-in à Rungis

Ci-dessus: l’entrée du Drive-in de Rungis en août 1970.

Cinéma Drive-in à Rungis

Ci-dessus: les ouvreuses du Drive-in.

Cinéma Drive-in à Rungis

Ci-dessus: l’exploitant Félix Méric indique aux journalistes de Cinémonde la cabine de projection du Drive-in.

1.500 voitures et un écran de 500 m2: le Drive-in de Rungis est né.

Fernand et Félix Méric reviennent sur leurs drive-in de Marseille et de Nice qui, selon eux, rencontrent un véritable engouement: « Des sondages d’opinion permettent de conclure que nombre de spectateurs sont revenus au cinéma qu’ils avaient délaissé, grâce à la formule « Drive-in ». Les chiffres parlent d’ailleurs d’eux-mêmes. C’est ainsi que le Drive-in de Marseille a enregistré 4.243 entrées pour Le Passager de la pluie (de René Clément, ndlr). Pour ce genre d’exploitation, la question de la programmation reste primordiale et doit répondre aux aspirations du public qui recherche avant tout de bons spectacles».

Ne trouvant ni l’éclat d’une projection traditionnelle, ni sa mise en valeur comme dans une salle de cinéma, certains films ne sont toutefois pas diffusés dans les drive-in: Le Boucher de Claude Chabrol, L’Enfant sauvage de François Truffaut, Les Damnés de Luchino Visconti ou Les Choses de la vie de Claude Sautet – pourtant de  grands succès en ce début des années 1970 – n’y sont pas programmés.

Fernand et Félix Méric évoquent les caractéristiques du Drive-in de Rungis, prêt à être ouvert en ce mois d’avril 1970: « Notre dernier né, le Drive-in des Halles de Rungis, peut accueillir 1.500 voitures et dispose du plus grand écran d’Europe: 500 m2. (…) Pour permettre aux spectateurs de trouver rapidement leur place dans les travées en arc de cercle, des ouvreuses en combinaisons phosphorescentes oranges, montées sur des mini-motos lumineuses leur servent de guide et leur donnent toutes les explications pour le fonctionnement de leur haut-parleur transistorisé individuel. De plus les spectateurs, sans quitter leur voiture, pourront résoudre la question restauration et confiserie; en effet deux petits trains électriques circulant dans les travées, desservent chaque voiture, offrant friandises, boissons, plateaux-repas ou simples sandwiches, ce qui permettra de dîner tout en suivant le spectacle». Le projet de la famille Méric est d’implanter, pour les années 1970 et 1971, des drive-in à Lille, à Orléans puis un second à Marseille. Aux alentours de 1973, ils envisagent des ouvertures à Toulouse, à Bordeaux, à Mantes et à Grenoble. Pour eux, l’avenir de leur entreprise « sera fonction de la civilisation des loisirs en continuelle extension ».

Dans un premier temps prévue en mars 1970, l’inauguration du Drive-in de Rungis est reportée d’un mois. La revue Le Film Français s’interroge sur les raisons de ce report: « servitudes techniques dues à la proximité de l’aéroport d’Orly ? Difficultés administratives ou autres? » Contacté, M. Méric donne des explications: « le site de Rungis entièrement installé et prêt pour les projections, attend d’avoir trouvé le grand film d’un intérêt tout à fait exceptionnel qu’il souhaite présenter en programme inaugural à sa clientèle motorisée ».

C’est Chisum réalisé par Andrew V. McLaglen avec John Wayne qui inaugure le vendredi 7 août 1970 l’immense écran du nouveau cinéma. A titre de comparaison, l’actuel écran Grand Large du Grand Rex à Paris est de 300 m2, comparé aux 500 m2 pour le Drive-in. Chisum sort dans une combinaison de salles incluant le Rex, l’Ermitage sur les Champs-Elysées, la Rotonde à Montparnasse, le Telstar de l’avenue des Gobelins et enfin le drive-in de Rungis, présenté comme « le cinéma du XXIè siècle».

 

Ci-dessus: le film Chisum inaugure le cinéma Drive-in de Rungis le 7 août 1970. A droite, De l’or pour les braves à l’affiche au Drive-in le 26 février 1971. Ces deux films bénéficient de la même combinaison de salles: l’Ermitage, le Rex, la Rotonde, le Telstar et le Drive-in.  

Concernant la politique tarifaire du Drive-in de Rungis, le positionnement est résolument pensé pour une clientèle grand public: le prix du ticket varie de 4 à 8 francs alors qu’au même moment, il faut débourser 15 francs pour un fauteuil dans la prestigieuse salle du Gaumont Champs-Elysées, 12 francs dans celle du Normandie et, pour les salles des circuits auxquels le Drive-in est intégré, de 8 à 11 francs pour le Rex et de 10 à 12 francs pour le Paramount Opéra. L’entrée au Drive-in de Rungis est gratuite pour les enfants de moins de 6 ans ainsi que pour… « les animaux domestiques ». Dans les colonnes de la revue Cinémonde du mois de septembre 1970, Yannick Flot se montre critique sur la nouvelle façon d’envisager la projection de cinéma: « Certains s’inquiètent de cette « américanisation » des loisirs français. Après le Drive-in cinéma, le « Drive-in-bank », le « Drive-in-restaurant », le « Drive-in-supermarket» vont être introduits en France et pourquoi pas le « Drive-in-funeral » qui permet aux automobilistes américains de rendre leurs derniers devoirs aux morts, sans quitter leur véhicule. »

Le Drive-in de Rungis ne peut accueillir que des films à grand spectacle ce qui d’emblée pose la question de son alimentation régulière en nouvelles productions. Le 28 août 1970, un nouveau film est exploité au Drive-in, Les Baroudeurs de Peter Collinson avec le trio de choc Tony Curtis, Charles Bronson et Michèle Mercier. Alors que ce film est déjà sorti depuis trois semaines dans le circuit rattaché au cinéma Le Paris sur les Champs-Elysées, les rendements s’en ressentent et les entrées ne décollent pas. Le Reptile de Joseph L. Mankiewicz avec Kirk Douglas et Henry Fonda sort en sortie nationale au Drive-in ainsi qu’au Rex. Le cinéma ne proposant qu’une séance par jour à la nuit tombée, le Drive-in et ses 1.500 places ne peut prétendre égaler les scores obtenus dans les cinémas traditionnels. Egalement proposé en exclusivité au prestigieux cinéma Le Paris des Champs-Elysées, Cromwell de Ken Hughes avec Richard Harris et Alec Guinness à l’affiche le 2 octobre 1970 n’attire pas les foules… ou plutôt les automobilistes.

Ci-dessus: Dumbo à l’affiche au Drive-in le 9 décembre 1970 ainsi que dans les cinémas l’Ermitage, le Rex, la Rotonde, le Telstar et le Magic Convention.  

Ci-dessus: Quand siffle la dernière balle à l’affiche au Drive-in le 2 juillet 1971 ainsi que dans les cinémas Paramount, Moulin-Rouge, Maine, Galaxie et Elysées-Cinéma.  

Programmée à partir du 11 novembre 1970, la comédie de Jean Aurel Etes-vous fiancée à un marin grec ou à un pilote de ligne? avec Jean Yanne et Françoise Fabian rencontre un grand succès dans le circuit des salles liées au Rex. Une semaine après, le film est programmé au Drive-in de Rungis et reste l’un des films, avec le film inaugural, qui attire le plus de monde sur son parking. Il est suivi, à partir du 9 décembre 1970, de la reprise de Dumbo (1941) de Walt Disney en même temps qu’au Rex.

Le Drive-in complète sa programmation en sortant des films inclus dans la combinaison des salles du Paramount-Opéra. Ainsi, Les Canons de Cordoba de Paul Wendkos est à l’affiche le 8 janvier 1971, Rio Lobo de dernier film d’Howard Hawks le 10 mars 1971 ou encore la comédie de Michel Audiard Le Drapeau noir flotte sur la marmite avec Jean Gabin le 20 octobre 1971. Le Drive-in reste cependant associé à la combinaison des salles du Rex pour des films comme Fantasia chez les ploucs de Gérard Pirès, pour sa seconde semaine d’exclusivité le 22 janvier 1971, De l’or pour les braves de Brian G. Hutton avec Clint Eastwood le 26 février 1971, Sacco et Vanzetti de Giuliano Montaldo avec Gian Maria Volontè et Riccardo Cucciolla le 26 mai 1971 ou bien On l’appelle Trinita d’Enzo Barboni avec Terence Hill et Bud Spencer le 21 juillet 1971.

 

Ci-dessus: On l’appelle Trinita à l’affiche du Drive-in le 21 juillet 1971 ainsi que dans les cinémas l’Ermitage, le Rex, le Bretagne et le Telstar. A droite, 28 Secondes pour un hold-up programmé le 8 mars 1972 ainsi que dans les cinémas Napoléon, Cinémonde Opéra, Scala, Marotte et Liberté.

Ci-dessus: Le Survivant à l’affiche du Drive-in le 24 novembre 1971 ainsi que dans les cinémas Napoléon, Miramar, Royal Haussmann, Clichy-Palace, Liberté et Magic Convention. 

Ci-dessus: Le Retour de Sabata à l’affiche du Drive-in le 31 mars 1972 ainsi que dans les cinémas le Rex, le Miramar, l’Ermitage, le Telstar et le Terminal Foch

Alors que le Drive-in de Rungis n’a que huit mois d’existence, le quotidien Le Monde daté du 23 mars 1971 s’interroge sur ce type de cinéma qui peine à s’imposer en France, contrairement aux Etats-Unis: « Si la clientèle de cette formule directement importée des Etats-Unis était conforme à l’idée qu’on s’en fait en France, elle devrait être formée des représentants de cette nouvelle race d’hommes du vingtième siècle, incapables de vivre sans avoir un volant entre les mains. C’est, de fait, un spectacle encore bien étrange pour un œil européen que ce rassemblement de voitures luisant dans la pénombre, feux éteints et moteurs coupés, capots convergents selon un large arc de cercle vers un écran géant de 500 mètres carrés, perché sur des poutrelles à une dizaine de mètres au-dessus du béton. Un film s’y déroule, grande fresque en couleurs du Far-West. Des images violentes se télescopent: attaques de trains, cavalcades, bagarres homériques. Et cependant, pas un bruit: le film est muet pour le piéton (…) Le « Drive-in » est-il le lieu d’élection des couples d’amoureux qui cherchent un isolement plus complet que celui que leur offre la traditionnelle salle de cinéma? Peut-être. Mais, de l’aveu même de son directeur, M. Jean-Louis Le Bras, le fond d’une clientèle fidèle appartient à des catégories bien définies. Les plus assidus sont les couples avec enfant en bas âge, qui ont ainsi trouvé une solution élégante au problème du coûteux gardiennage nocturne ». Lorsque le public du Drive-in de Rungis est interrogé, il évoque le problème de luminosité de la projection sur ce très grand écran.

Quatre ans seulement après son inauguration, les phares s’éteignent.

Au fil des semaines, les entrées déclinent inexorablement comme en témoignent les échecs au Drive-in du film de science-fiction Le Survivant de Boris Sagal avec Charlton Heston programmé le 24 novembre 1971 ou Les Pétroleuses de Christian-Jaque avec le duo de charme Brigitte Bardot et Claudia Cardinale le 16 décembre 1971. La programmation est complexe pour le Drive-in qui bénéficie de sept séances hebdomadaires seulement, qui bientôt passent à six séances avec une relâche le lundi. De plus, les exploitants du Drive-in n’accèdent pas à des films porteurs ce qui amène à une programmation de films mineurs comme 28 Secondes pour un hold-up de George Englund avec la belle Danièle Gaubert et Jean-Claude Killy pour son unique rôle au cinéma à l’affiche le 8 mars 1972.

Malgré tout, le cinéma Drive-in est régulièrement intégré dans la combinaison de sorties du Rex comme le western spaghetti Le Retour de Sabata de Gianfranco Parolini avec Lee Van Cleef le 31 mars 1972, la reprise du Pont de la rivière Kwaï (1957) de David Lean le 14 juin 1973, Les Voleurs de trains de Burt Kennedy avec John Wayne le 19 juillet 1973, Don Angelo est mort de Richard Fleischer avec Anthony Quinn le 3 juillet 1974 ou bien la réédition de Paris brûle-t-il ? (1966) de René Clément le 17 juillet 1974.

Ci-dessus: Le Pont de la rivière Kwaï en reprise au Drive-in le 14 juin 1974 ainsi que dans les cinémas le Rex, l’Ermitage, le Saint-Germain Studio, le Miramar et le Napoléon.

Ci-dessus: une des dernières exclusivités à l’affiche du Drive-in, Marseille contrat le 4 septembre 1974 ainsi que dans les cinémas le Rex, l’Ermitage, le Telstar, le Studio Jean Cocteau et la Rotonde.

Alors que Fernand et Félix Méric s’évertuent à programmer des films grand public comme des westerns dont le genre décline, le Drive-in oscille entre 500 et 700 entrées par semaine. Pour faire venir les spectateurs dans leur cinéma, les deux exploitants reprennent les succès de Sergio Leone: Et pour quelques dollars de plus (1965) avec Clint Eastwood, Lee Van Cleef et Gian Maria Volontè y est à l’affiche le 23 août 1972 tandis que Le Bon, la brute et le truand (1966) avec Clint Eastwood, Eli Wallach et Lee Van Cleef occupe l’écran le 6 septembre 1972.

C’est avec Il était une fois dans l’Ouest de Sergio Leone avec Henry Fonda, Charles Bronson et Claudia Cardinale programmé la semaine du 23 octobre 1974 que s’achève la courte existence  – quatre années seulement – du cinéma Drive-in de Rungis. Pour ce dernier film au programme, 765 spectateurs se sont déplacés à Rungis pour la dernière semaine d’exploitation devant le gigantesque écran de 500 m2. Le mardi 29 octobre 1974 au soir, les phares des automobilistes s’éloignent définitivement de l’écran du cinéma.

Cette tentative avortée de cinéma pour les automobilistes ne sera pas renouvelée, ou alors de façon anecdotique lors de la crise sanitaire de 2020 où les salles de cinéma sont contraintes de fermer leurs portes.

Textes: Thierry Béné.
Documents: Le Film français, Cinémonde, France-Soir, Pariscope, Le Monde.